Un témoignage sensible sur la difficulté à faire face à la perte d’audition…

Devenir sourd, ça peut vous tomber dessus, comme ça, sans crier gare.
Ça peut être brusque, brutal.
Cela peut aussi arriver d’une toute autre manière, sans drame, sans éclat, tout au moins au début. Cela peut prendre la forme d’un processus discret, ténu, des choses que l’on remarque à peine. Une dégradation lente et progressive, une érosion qui ne montre pas de signes en surface, un écroulement dans les profondeurs.
Ma mère est devenue sourde à l’âge adulte, je crois que c’est comme ça qu’on dit.
« Devenir sourd à l’âge adulte », ça veut dire quoi au juste ?

Devenir sourd à l’âge adulte, cela peut être une véritable catastrophe.
Tant de souffrance contenue que la trame se déchire.
Ce n’est pas un silence doux, ouaté ; c’est strident, c’est criard, il y a beaucoup de bruits pointus.

La trame se déchire.
Je ne sais pas comment je vais raconter cette histoire.
Il y a deux histoires, celle de ma mère et la mienne.
Ma mère est devenue sourde à l’âge adulte. Elle ne voudrait certainement pas que je le dise comme ça mais je pense qu’elle a beaucoup souffert.
Et moi ? Et bien moi, je ne sais pas vraiment au juste.
Est-ce que je serais d’accord pour témoigner, pour raconter ma souffrance ?
Ma souffrance ? (gros éclats de rire, gros chahut, non, mais faut pas déconner, y a quand même bien plus grave, faut pas exagérer !)
Ce qui éclate de rire dans l’espace entre les deux parenthèses, c’est le discours que je me suis longtemps tenu à moi-même et maintenant encore, oui, je me le tiens par moments ce discours.

Revenons à l’ « hyperacousie ».
Ah bon, je n’en avais pas déjà parlé ?
Au fil des années, j’ai appris à utiliser ce terme pour expliquer un peu mon « problème ».
Mon problème ou ma pathologie ?
Hyperacousie. Malgré l’étymologie, je ne dispose pas de super pouvoirs me conférant un sens de l’ouïe supérieur, ultra-performant, méga-sophistiqué, me permettant de repérer de l’autre côté de la ville une souris minuscule et tout à fait discrète qui commencerait à grignoter, avec d’infinies précautions, l’intérieur de la cloison de l’appartement d’une de mes meilleures amies, non, non, pas du tout (dommage, peut-être).
Je n’entends pas mieux que la plupart des gens, ce n’est pas du tout ça (dommage peut-être).
Je souffre – ça y est, nous y voilà.
Je « souffre », oui, peut-être que je pourrais le dire simplement, enlever les guillemets.
Les sons, pas tous, pas tout le temps, pas toujours, pas toujours les mêmes occasionnent une souffrance physique. Oui et aussi une souffrance morale, ou psychologique ou psychique si on préfère.
Mon problème principal, on peut le nommer « hyperacousie douloureuse » ou « hypersensibilité auditive » ou encore peut-être « effondrement du seuil à partir duquel les sons deviennent douloureux ». Il y a beaucoup de situations de la vie de tous les jours où j’ai mal.
Le bruit des couverts, le choc des assiettes. La musique sur un téléphone portable. Quelqu’un qui joue avec ses clés ou des pièces de monnaie dans la file d’attente à l’aéroport. Le clic-clic-clic de quelqu’un qui joue avec un stylo quatre-couleurs. Quelqu’un qui écrase d’un coup une bouteille en plastique devant les bacs à poubelle (J’ai envie de hurler : « Mais ça va pas la tête ? Vous pourriez pas faire attention ! ») mais je me retiens, je ne dis rien parce que je sais que ce n’est pas normal (« Elle est complètement folle ! »).
Ca fait mal. C’est douloureux. Très douloureux.
Mais Je ne dis rien. Je souffre en silence. J’apprends à devenir stoïque.
Mais parfois, j’explose.
C’est surtout dans l’intimité, chez moi, à la maison que je craque.
Il y a beaucoup de bruits pointus.
C’est l’hiver. Les mains sont sèches. La personne que j’aime me parle, elle se frotte les mains en même temps qu’elle me parle, c’est machinal.
Douleur fulgurante, atroce.
Oui, je sais, ce n’est pas fort, ça ne fait pas mal si quelqu’un se frotte les mains.
Ça ne fait pas mal si quelqu’un passe la main sur sa cuisse pour aplanir les plis de son pantalon.
Ça ne fait pas mal quand quelqu’un marche sur du gravier. Ou tire une valise à roulettes.
Ça ne fait pas mal quand quelqu’un déchire la feuille d’aluminium qui enveloppe la tablette de chocolat.
Douleur fulgurante, atroce. La trame se déchire.
J’ai mal à l’oreille, à la tête, aux yeux, à la mâchoire.
Je suis envahie par la douleur puis par la souffrance.
Et puis – Une enveloppe sonore douce et calme m’entoure. J’essaie d’imaginer une autre réalité sensorielle : « Une enveloppe sonore douce, ouatée, molletonnée, une douce enveloppe sonore m’entoure. Les sons sont clairs, doux, amortis, agréables, arrondis, pleins et arrondis, duveteux, doux et ronds, bien arrondis, agréables, je me sens bien. »

Aki

Un de mes surnoms, c’est Aki, je l’aime bien. Je pourrais utiliser mon nom après tout mais c’est vrai que c’est vraiment intime au final ce que j’ai écrit. Mais l’audition, je crois que cela touche à la part intime de la personne aussi.

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