J’ai découvert que je devenais sourde à travers les moqueries de ma « colocataire ». C’était il y a quelque quarante ans et on ne disait pas encore comme ça. Le soir, de lit à lit, elle me chuchotait des messages que je ne comprenais pas et en concluais joyeusement que j’aurais bientôt besoin d’un « sonotone ». Elle n’en pensait bien sûr pas un mot. Mais moi, je m’étais déjà rendu compte que j’avais du mal à entendre la sonnerie du téléphone, les profs à la fac, les copains dans les groupes. Le jour où j’ai constaté que je n’entendais plus le tic-tac de ma montre, je me suis décidée à consulter.
Le premier ORL que j’ai vu n’avait pas la réputation d’un tendre mais je n’avais pas le choix : dans la ville où j’habitais, il n’y avait que lui. Il fut hautain et brutal. Il agita quelques diapasons devant mes oreilles (j’ai résisté à l’envie de tricher, cela n’aurait servi à rien !) avant de conclure que j’étais « vraiment sourde » et « qu’à trente ans » je « n’entendrais plus rien ». Non, ce n’était pas opérable. Oui, c’était une surdité cochléaire bilatérale. Non, il n’y avait pas vraiment de traitement. Oui, il faudrait m’appareiller bientôt. Je me suis vite retrouvée dans la rue. Comment dire ? Totalement… abasourdie. C’était une jolie soirée de fin d’été ; l’air embaumait ; le ciel, magnifique, était celui d’Homère, indifférent aux souffrances humaines. J’avais vingt ans. Je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie.
« Deafsentence »,c’est ainsi que David Lodge intitule le roman, largement autobiographique, qu’il consacre à la surdité, jouant alors sur la quasi-homophonie entre « deaf » et « death ». Une condamnation à mort, c’est bien ainsi que je l’ai vécu. Une mort psychique et lente, comme un long escalier qui descend inexorablement vers le silence définitif de la tombe. La surdité est une infirmité de vieux. J’ai dans les vingt ans et je suis, d’un coup, devenue très vieille : amère, raide, manquant d’humour et d’à propos, pas toujours gaie. Dans les années qui suivent l’annonce, beaucoup de choses que j’aimais me deviennent interdites : parler anglais (j’adorais ! ), participer avec joie et aisance à une conversation en groupe, chanter dans une chorale, exercer des responsabilités dans une association, écouter de la musique ou des chansons, aller au théâtre ou au cinéma… Il m’est arrivé de penser au suicide. Je ne sais ce qui m’a retenue : un reste de curiosité à l’égard de l’avenir, le scrupule à l’idée de l’extrême douleur que j’infligerais à mes parents, tout simplement l’absence de courage, ou peut-être l’amour qui restait pour la vie.
Et pourtant non, ma surdité ne fut pas une pente qui toujours descend de manière sinistre. Tout passe dans la vie par des rencontres. Deux furent décisives. La première fut celle de mon audioprothésiste : un homme merveilleux de conscience professionnelle, de compétence et d’humanité. Il m’a appareillée pour la première fois quand j’avais vingt-cinq ans. Ce fut difficile au début : des bruits très violents, d’autres que j’échouais à reconnaître. Mais ce fut tout de même une renaissance : j’entendais mieux la voix de mes semblables et me sentais à nouveau reliée à eux. Apparus au milieu des années quatre-vingt, les appareils numériques ont fait le reste. Officiellement de plus en plus sourde, j’ai, grâce à eux, entendu de mieux en mieux. Et, par chance, je n’ai jamais eu d’acouphènes ou de vertiges.
La seconde rencontre, encore bien plus décisive, fut celle d’Alain qui allait devenir mon époux. Avec lui, j’ai pu, pour la première fois, mettre vraiment des mots sur ce qui m’arrivait. Sa délicatesse fut un puissant réconfort. Depuis bientôt quarante ans, il m’entoure de sa douceur, de sa patience, d’un inconditionnel soutien : il n’est jamais agacé quand je le fais répéter ; j’entends ainsi toujours ce qu’il me dit ou, du moins, il me le laisse croire ; en société, ses oreilles viennent au secours des miennes. Je ne sais pas ce que je ferais sans lui.
J’ai aujourd’hui soixante six ans, une perte de plus de 90% sur les deux oreilles. J’appartiens donc à la catégorie des sourds profonds. Mais à dire vrai, je m’en fiche un peu. Grâce à mes oreillettes, j’entends certes mal, mais j’entends quand même. Le plus souvent ! D’ailleurs, je ne suis pas une sourde, j’ai une surdité : ce n’est pas du tout la même chose ! Et je ne suis pas une catégorie mais une personne humaine. C’est ainsi que me voient mes proches et la plupart de mes connaissances qui ne me réduisent jamais à mon handicap et qui l’oublient le plus souvent. Alors, moi aussi, je l’oublie. Et, j’oserai le dire, je me sens parfaitement normale : une femme ordinaire, un être humain comme et parmi les autres. Parfaitement normale mais avec une situation un peu à part. Et je veux qu’on me traite comme une personne qui ne diffère pas des autres mais qui a quand même parfois une situation difficile, voulant en somme une chose et son contraire : une contradiction que je n’ai jamais réussi à résoudre.
Ne pas naître sourd mais le devenir est un avantage, évidemment relatif ! Mais il y a un inconvénient : c’est qu’on a eu tout le temps d’intérioriser les préjugés sociaux qui entourent le handicap en général et la surdité en particulier. Je les résumerai de façon abrupte les préjugés sur le handicap : il constitue une inquiétante étrangeté qui rend l’identification difficile. Une personne qui présente un handicap nous semble d’emblée moins belle, moins enviable, moins heureuse, moins humaine finalement. Voyez ceux qui vous confient qu’ils n’épouseraient jamais une personne handicapée. La surdité est une infirmité particulièrement honteuse car elle rend ridicule. On l’a souvent remarqué, la cécité est tragique, la surdité semble comique. On plaint le non-voyant, le sourd suscite irritation et moquerie. C’est que la vue nous relie à la nature alors que l’oreille est le sens de la communauté humaine. Le non-voyant reste relié à elle quand le sourd en est plus ou moins exclu. Voyez les histoires drôles : il y a des histoires de sourds, jamais d’histoire d’aveugles.
Comme il y a donc de grands avantages à passer pour « normal » (même si ce mot n’a guère de sens), quand on devient handicapé de l’ouïe, le premier réflexe est de chercher à le cacher. C’est du moins ce que j’ai fait, dissimulant mes appareils derrière une épaisse chevelure, cherchant à maquiller mes bévues et faisant souvent semblant d’entendre. Avouant ainsi par rapport à ma propre personne une fâcheuse ambivalence. J’ai depuis appris à mieux me respecter : je ne me cache plus. Cela ne résout pas non plus tous les problèmes ; ne pouvant faire trop répéter, je fais encore parfois semblant d’entendre. Et se pose toujours l’épuisante question de savoir à qui il convient de le dire, à quel moment, et en quels termes.
A quoi ressemble au quotidien la vie d’une personne qui entend vraiment mal ? Grâce aux avancées de la technique comme de la législation, la vie culturelle des malentendants s’est beaucoup améliorée depuis quelques années. Nous avons accès à Internet, nous pouvons aller au cinéma où de nombreux films sont en VOST. Il y a même des films en version française sous-titrée. On nous offre dans bien des théâtres des boucles magnétiques, plus ou moins efficaces, c’est vrai. La télévision est devenue un petit paradis, même si elle oblige à une curieuse gymnastique intellectuelle quand les sous-titres sont en retard sur les paroles qu’on entend un peu.
La vie professionnelle a été pour moi une autre paire de manches. Devenue malentendante assez tard, j’ai pu faire des études. J’ai eu la chance de réussir une agrégation. Passé l’épreuve de l’oral, j’ai dû affronter celle encore plus redoutable de la visite médicale. Certaine d’être refusée si mon type de surdité était identifié, j’y suis allée sans mes appareils. Et me suis retrouvée illico convoquée chez un psychiatre ! A ce dernier, munie de mes précieuses oreillettes, j’ai avoué la vérité. C’était un homme de bon sens, il a jugé qu’on ne lui demandait qu’une seule chose : certifier la normalité de mon état psychique, ce qu’il s’est empressé de faire. Je suis donc entrée dans l’Education Nationale. J’aurais pu y demander un poste dans l’administration ou l’enseignement à distance, mais j’avais, depuis toujours, envie de faire la classe ; ce qu’on appelle une vocation. Et pendant quelque trente cinq ans , je l’ai faite, je ne sais trop comment ! Et je ne pense pas avoir été un très mauvais professeur. Dans mes relations avec mes collègues, dans les salles des profs toujours bruyantes, j’ai souvent souffert de ne pouvoir être moi-même, d’être celle qui ne se mêlait pas, et qui pouvait passer pour indifférente.
La loi de 2005 a eu pour moi des effets paradoxaux. D’un côté, elle m’a permis de travailler à temps partiel mais en étant payée à temps plein. De l’autre, elle a attiré l’attention de mon proviseur sur la gravité d’un handicap auquel il n’avais jusqu’alors guère prêté attention. Si l’esprit de la loi est celui d’un droit à la compensation du handicap, il est clair que cela lui a échappé. A ses yeux, puisque j’avais, d’une part, un « avantage » (il n’est pas allé jusqu’à dire « privilège »), il était normal que je le paye, de l’autre, en matière d’emploi du temps ou de choix des classes. Il m’a confié des classes vraiment difficiles. Dès que j’ai pu, j’ai fait valoir mes droits à la retraite.
La vie sociale des malentendants implique une insécurité fondamentale. Le téléphone réserve de curieux qui-pro-quo : on y prend un échec pour un succès, Pierre pour Paul, un collègue pour un démarcheur publicitaire…En société, on peut rencontrer des gens odieux, tels cette coiffeuse qui m’a une fois refusé une coupe, ou ce voisin de table à un mariage qui a demandé à changer de place (je lui avais confié que je risquais d’avoir du mal à l’entendre). Ou encore ces médecins qui ne s’adressent qu’à la personne qui vous accompagne, parlant de vous à la troisième personne comme si vous étiez incapable de compréhension humaine. De vrais sourds, tous ceux là, d’une surdité de l’âme et du coeur, dont l’adage nous dit qu’elle est la pire. Ils sont heureusement exceptionnels. Certains sont surtout maladroits : incapables de ralentir leur débit même si vous le demandez, ou se mettent à crier. Heureusement, il y a aussi beaucoup de personnes qui ont vraiment du tact : elles savent adapter discrètement leur voix, vous demandent si vous n’avez pas trop souffert lors d’une soirée bruyante, ou vont jusqu’à s’accuser d’un défaut d’élocution si vous ne les entendez pas!
Et puis, nous ne craignons ni la perceuse du voisin, ni le marteau-piqueur de la rue. Quand la location de l’été se trouve malencontreusement située à côté d’une discothèque, nous sommes les seuls à pouvoir y dormir. Et sur nos deux oreilles ! Ces avantages me semblent toutefois minces. J’évoquerais plus sérieusement, pour ma part, une manière d’avoir grandi sur le plan humain, dans une solidarité inconditionnelle avec les exclus : les autres personnes en situation de handicap, les étrangers, les immigrés, ceux qui sont dans la misère, les stigmatisés de tout poil, ou encore ceux qui ont un parcours de vie qui ne répond pas à la normalité d’aujourd’hui. Je connais le poids de la chance, et je sais la part, bien mince, qui, dans la vie, revient au mérite. Et j’ai entretenu des maisons, créé des jardins, exercé un métier, écrit deux petits livres, donné des conférences, cultivé des amitiés, élevé des enfants : nous en avons adopté trois. Aurais-je vécu différemment sans mon handicap ? Tout aurait été certainement plus facile. Mais aurais-je été plus heureuse ? Il m’est permis d’en douter. J’ai eu l’essentiel : l’amour qui n’est pas donné à tous. Et j’aime ma vie.