Course d’obstacles

 

Il est inutile de me demander quel est mon problème, je passe immédiatement aux aveux : je suis malentendant. J’explique alors qu’il suffit de me regarder car je lis sur les lèvres, qu’il ne faut pas parler trop vite éventuellement, qu’il est inutile de parler plus fort. Et si un autre ajustement est nécessaire, j’attends que la personne commence à parler pour rectifier. Et tout se passe bien.

Vers mes 4 ans on s’est aperçu que je ne répondais pas, que je faisais répéter, ou que je ne réagissais pas aux bruits ou aux paroles. La raison : un médecin était venu à la maison deux fois par jours pendant plusieurs jours pour me faire des piqûres de pénicilline afin de soigner une pneumonie.

La surdité m’a handicapé très vite car, même si j’entendais encore, l’intelligibilité m’a très vite fait défaut : ce que j’entendais, je ne le comprenais pas. Alors, automatiquement, j’ai lu sur les lèvres sans savoir que je pratiquais ce que l’on appelle aujourd’hui la lecture labiale. Les gens avec qui je parlais ne savaient plus où ils en étaient : lors les conversations générales où l’on attrape les mots au vol et où les gens parlent sans précautions particulières, je n’y étais pour personne. Mais quand on me parlait en face, je devenais tout d’un coup normal.

Mes parents ont cherché à m’aider, explorant les différentes possibilités en ce début des années 50. Mais c’était encore la préhistoire de l’oto-rhino-laryngologie et de la prise en charge de l’éducation des sourds.

Je n’étais pas assez sourd pour aller dans une école spécialisée, cela m’aurait fait régresser. Et je l’étais trop pour pouvoir progresser dans l’enseignement « entendant ». Mais là, je ne comprenais pratiquement rien à ce que disaient les enseignants. Et pourtant mon père est allé les voir tous afin de leur expliquer mon problème. Jamais je n’ai su ce qu’il est ressorti de ces entretiens, mais selon toute probabilité il s’est heurté à un mur de mauvaise volonté et même de scepticisme. Tout ce qu’ils ont fait, c’était de se tenir à côté de moi pendant la dictée pour que je puisse prendre le texte intégralement.

Vous croyez que c’est cool d’être sourd ? Vraiment ? Il vous arrive de dire que « Il vaut mieux être sourd que d’entendre ça » ? Que nous sont épargnés les discours indigeste des fâcheux et des raseurs ? Ah oui ? Et si on aime la musique et que tout par un coup on en est privé en devenant sourd et qu’elle nous manque cruellement ? Du jour au lendemain, avec la surdité, la musique sera peut-être remplacée par des acouphènes permanents reproduisant le son d’une sirène ou d’un orchestre fou jouant une symphonie à la puissance cent. Avec ça, vous perdez la communication avec les entendants : vous ne les comprenez plus et eux ne vous parlent plus car vous ne pouvez plus avoir de conversation normale. Au travail, vous vous retrouvez en retrait parmi vos collègues. Vous n’avez plus les informations professionnelles indispensables et vous êtes retardé. Vous ne percevez plus les bruits de couloir qui vous permettent d’être au courant de ce qui se passe, de savoir comment est l’atmosphère au sein de l’équipe, de l’entreprise. Vous allez peut-être vous rendre compte à vue d’oeil que Gégé et Chocho se haïssent ou qu’il y a une idylle entre Jean-François et Elisabeth ? Ça ne vous sera pas forcément utile.

Avec tout ça il y a une constante dans la surdité, un dommage collatéral, c’est la dépression, la souffrance psychologique, plus ou moins graves. Le nombre des déficients auditifs concernés est très important. Nous sommes alors de gros consommateurs de consultations chez les psychiatres, psychologues et autres thérapeutes. Et les anti-dépresseurs qui vont avec.

En 1981 j’ai consulté pour la première fois au service implant de l’hôpital Saint-Antoine à Paris. Mais on m’a dit que je n’étais pas assez sourd pour être implanté. Et c’est là que j’ai appris pourquoi je ne comprenais pas ce que j’entendais. Tout se passe dans la cochlée. Elle comporte un conduit dont les parois internes et externes sont tapissées de cellules cillées sans cesse en mouvement. Lorsqu’un son arrive dans la cochlée, il est pris en charge par ces cellules et conduit vers le nerf auditif qui prend le relais pour les envoyer au cerveau. Lors d’un traumatisme sonore, d’une agression médicamenteuse ou d’une maladie de l’oreille, des cellules sont détruites. Dès lors, tout dépendra du nombre de cellules restantes. Sachez que les cellules détruites ne se régénèrent pas. Vous subirez une perte d’audition plus ou moins importante. Et parallèlement, vous aurez plus ou moins de mal à comprendre ce que vous entendrez : supposons que, sur 10 cellules, vous en avez perdu trois, vous aurez une gêne pour comprendre, vous devrez peut-être faire plus attention à ce que vous écoutez. Mais si cinq ou six sont détruites, alors les ennuis commencent : votre vie peut être gâchée. Vous vouliez être médecin ou autre ? Cherchez autre chose. Sachez que cela peut commencer avec un simple baladeur réglé au maximum qui vous délivre le son directement sur le tympan.

J’ai eu mon premier implant en 2001, puis le second en 2012 et je comprends aussi bien qu’il m’est possible. Je peux suivre une conversation dans une ambiance calme (mais alors au restaurant, c’est mort : trop de brouhaha). Je fais un peu répéter. Et en plus, après mon premier implant, on m’avait dit que je parlais mieux. Après le deuxième ce fut encore plus net. À cause de ma surdité, on me comprenait mal. Maintenant, avec deux implants ce problème a disparu.

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